A R T I C L E S










Toccata Juillet/Août 2009

Des claviers de première classe: la collection de Linda Nicholson


Vu de l'extérieur, cela ressemble à une maison normale. Un bâtiment londonien en briques, comme une rangée d'autres, donnant sur un parc, mais pas des plus petits. Cependant, dès nous pénétrons à l'intérieur de la maison, nous nous trouvons clairement dans un univers dédié aux instruments à clavier: Linda Nicholson, la célèbre pianofortiste, et Alan Rubin, antiquaire depuis trois générations, ont depuis presque trente ans rassemblé ici une remarquable collection d'instruments, essentiellement à clavier. Et cette collection de clavicordes, clavecins, épinettes, virginals, pianofortes, pianos carrés, orgues et autres a été constituée au cours de ces trois décennies, avec énormément de connaissances, beaucoup de passion et même d'idéalisme. Cette collection a un caractère tout à fait unique.

Cependant, ce ne sont pas uniquement les instruments qui frappent le visiteur, mais plutôt l'ambiance dans laquelle ils sont présentés: chaque instrument est inséré dans son cadre historique et stylistique propre. Et cela nous donne une idée de la passion avec laquelle Nicholson et Rubin ont développé leur collection. Les clavecins italiens par exemple se situent dans une pièce décorée à l'italienne, dans le style de l'époque. Les pianos viennois sont entourés de silhouettes viennoises contemporaines, et le clavicorde du 18ème siècle, probablement construit pour l'ambassadeur suédois en Chine est présenté dans une pièce décorée dans le style chinois. Et ce n'est pas un hasard si le chien de la famille, Sammy, est un épagneul qui apparait souvent dans les peintures des siècles passés et même parfois sur le couvercle d'un clavicorde....

Le plus ancien des instruments à clavier est une épinette d' Annibale dei Rossi, fabriquée en 1571 à Milan: un instrument avec des incrustations délicates au dessus du clavier, des touches magnifiquement décorées et une belle rosace. D'un point de vue chronologique, le prochain instrument est un virginal anglais de Thomas White, construit en 1638 qui faisait partie d'un double instrument Moeder en kind– (un petit instrument inséré dans un plus grand) une combinaison populaire à cette époque, dont il ne reste malheureusement plus d'exemples complets.

Elle possède également un autre instrument anglais, un virginal de Thomas Body, daté de 1662. Linda Nicholson nous explique que sa particularité est que lorsqu'il est fermé, son aspect sombre et sobre s'intègre parfaitement au style du mobilier de l'époque: " il ressemble plutôt à un cercueil ", dit-elle. Mais quelle surprise quand on l'ouvre et qu'on découvre l'opulence de son décor- ainsi que sa sonorité incroyablement pleine.

Sa collection comprend aussi un magnifique clavecin anglais construit en 1757 par Jacob Kirckman, un émigrant allemand. Contrairement aux clavecins français de cette époque, cet instrument a une résonnance particulièrement longue et a besoin de temps pour développer toute sa sonorité après l'enfoncement de la touche.

Ce qui à première vue parait être une petite table s'avère à y regarder de plus près être un petit orgue de trois octaves et demi avec les tuyaux à l'intérieur et une pédale au pied pour pomper l'air– cet instrument a été réalisé par Isaac Edmunds à Worcester en 1810. La manière dont Alan Rubin a acquis cette pièce est une parabole sur la valeur de la culture musicale à notre époque. "Il a découvert cet instrument chez un antiquaire connu ", se rappelle Linda Nicholson, "qui était absent du magasin à ce moment là. Malgré tout, son assistant proposa l'instrument à un prix très favorable. A tel point que Alan lui demanda de vérifier auprès de son patron si le prix était correct. Le patron expliqua que le prix se justifiait par l'« inutilité » de l'objet en question. Si seulement on pouvait y caser quelque chose… il pourrait valoir dix fois plus, mais avec tous ces ennuyeux tuyaux à l'intérieur...

L' épinette Baker Harris, fabriquée à Londres en 1769, était à l'époque l'équivalent du piano droit actuel. Elles étaient fabriquées en grande quantité et on les trouvait fréquemment dans les maisons bourgeoises anglaises.

Un ensemble dans leur cuisine donne une impression plus complète de la passion des propriétaires pour leur collection. Un panneau de azulejos montre diverses scènes parmi lesquelles un groupe de musiciens près desquels on peut distinguer un tympanon ou un psaltérion. Et un autre, dans le même style, mais cette fois bien réel en trois dimensions, peut être admiré devant ces carrelages sur le buffet. Il s'agit d'un exemplaire italien, datant d'environ 1750, non restauré.

En entrant dans la chambre 'à l'italienne' , un clavecin splendide nous attend. Il s'agit d'un exemplaire construit vers 1680 à Rome ou à Venise. Sa décoration consiste en un entrelacement d'or, d'argent (entre temps terni) et de bleu. Cet instrument produit un son typiquement italien, brillant et pénétrant grâce à ses cordes en fer. Sa restauration a mis en évidence un aspect très intéressant de la facture italienne de l'époque: des restes de bois brulé on étés trouvés dans la caisse de résonnance. Ils étaient destinés à maintenir la colle chaude et une fois la table d'harmonie posée devaient s'éteindre d'eux-mêmes par manque d'oxygène.

Le caractère arcadien de cette partie de la collection est encore accentué par un petit ottavina de trois octaves richement décoré d'incrustations. C'est un instrument de table léger daté de 1580, avec une petite plaque de verre qui en protège le clavier qui a miraculeusement survécu. Il n'a pas encore été restauré.
Le clavicorde qui a déjà été mentionné, a peut-être été construit par Per Lundborg en 1775 pour l'ambassadeur de Suède en Chine.

Cet instrument est décoré en style chinois tout comme la pièce dans laquelle il se trouve qui fut, quelques 200 ans plus tard, tapissée d'un papier peint de la fin du 18ème siècle ou du début du 19ème siècle représentant des scènes chinoises.

L'orgue qui accueille le visiteur dans le hall d'entrée de Linda Nicholson date d'environ de 1775. Il a été construit en Hollande, probablement par un facteur allemand, il est richement décoré de figures et de dorures. Avec ses douze jeux, il a une sonorité réellement opulente pour un instrument de cette taille.
Le clavicorde construit par Johann Adolf Haas en 1767 possède un magnifique couvercle peint présentant des scènes pastorales, et resplendit grâce à ses touches richement incrustées d'ivoire, d'écailles de tortues et de nacre.

Le piano carré construit en 1773 par Johannes Zumpe, un émigré allemand, présente un grand intérêt historique. C'est sur ce type d'instrument que J.C.Bach joua pour la première fois un concerto pour piano en public en 1768.

Rubin trouva un clavecin français à deux claviers de 1757 dans la cave à vin d'un restaurateur de lacques et l'a sauvé d'un environnement humide. Cet instrument possède deux jeux de 8 pieds, un de 4 pieds, et en plus un jeu de luth. Il a été construit par Jean Goermans. Cet instrument présente une rosace particulièrement belle.

La collection continue avec un autre clavecin français de Pierre Donzelague, Lyon 1711, un instrument qui présente la même disposition que celui de Goermans, qui a fréquemment été copié. De manière peu courante, le couvercle n'a pas été peint sur le bois même, mais une toile peinte y a été apposée.
Quant au prochain instrument français, il semble évident que vu l'opulence de sa décoration dorée et la finesse des ses peintures, il ait été destiné à un palais important ou à la maison d'un noble. Il a été originellement construit par Joannes Couchet environ vers 1620, mais il a été ravalé (une opération consistant à élargir le clavier) plus tard au 18ème siècle par Blanchet, ce qui à l'époque était une pratique courante. Le caractère français de la pièce est encore accentué par la présence d'une harpe française du 18ème siècle ainsi que d'une vielle à roue construite par Pierre Louvet vers 1740.

Le piano droit irlandais que nous découvrons dans une autre chambre nous rappelle à première vue un instrument de foire. Il est difficile d'associer les couleurs et les matériaux de ses ornements avec sa date de construction par William Southwell en 1800. Il y a également un autre instrument novateur du même facteur, il s'agit d'un piano semi-circulaire doté d'un ingénieux système de fermeture du couvercle qui permet d'escamoter le pupitre.

Un orgue de barbarie joue "Rule Britannia": il est entouré d'un quadruple pupitre pliable destiné à des chanteurs ou musiciens. Et pour compléter cet ensemble si typiquement anglais: un piano du facteur renommé John Broadwood (1808) à mécanique anglaise à la sonorité plus pleine et forte mais avec des attaques moins franches que les pianos viennois de la même époque, une conception qui fascina tellement Joseph Haydn qu'il en ramena l'idée à Vienne.

Le visiteur pénètre maintenant le royaume allemand ou autrichien avec un harmonica de verre des années 1790. Un pédalier permet de faire tourner des verres montés de manière concentrique sur un axe, le son est produit par l'effleurement des doigts mouillés du musicien sur le bord des verres, des verres à ce point épais que le poids de l'instrument équivaut presque à celui d'un piano!

La collection comprend également un 'Tangentenflügel' allemand des années 1790, fabriqué par Schmahl. Johann Rey et fils produisirent vers 1815/20 un piano carré doté d'un tiroir destiné à recevoir des partitions ou du matériel d'écriture.

La chambre viennoise offre une expérience musicale et esthétique totalement différente mais non moins impressionnante avec ses six pianos viennois entourés de silhouettes de personnages viennois célèbres de la fin du 18ème siècle. Un fourneau en faïence en forme d'orgue orne le mur; l'autre côté du mur est orné par une pendule comprenant une véritable flûte et un piano qui jouent en duo une fois la mécanique remontée. Cette pièce extraordinaire a été réalisée en Allemagne vers 1780. A première vue le prochain instrument ne semble être qu'un simple secrétaire, mais une inspection (bien) plus approfondie nous révèle qu'il contient un orgue de barbarie . il s'agit d'un instrument conçu à Vienne dans les années 1820, magnifiquement décoré et très facile à utiliser avec les tuyaux à l'intérieur.

Le plus ancien pianoforte de cette pièce est du à Johann Schantz vers 1797. Avec ses cinq octaves ( et deux notes)et sa mécanique viennoise, il sonne nettement plus fort que le Broadwood, son voisin immédiat. De la même année 1797 date le Anton Walter, un instrument comportant cinq octaves (et une note), sa tonalité est plus douce. Il a conservé ses marteaux avec leur revêtement de cuir d'origine, un avantage considérable en matière d'authenticité du son, nous explique Linda Nicholson. Le cuir est actuellement tanné d'une autre manière qu'il y a 200 ans et possède une texture bien différente. Vers 1805, Caspar Katholnick a construit un piano magnifiquement décoré dont l'ambitus atteint cinq octaves et une quinte. Le prochain instrument de Johann Fritz, également viennois, est quelque peu politiquement incorrect avec son piétement en forme de maure qui soutient le piano tout en se bouchant les oreilles... Le pianoforte peut être daté entre 1812 et 1815, et Linda Nicholson nous raconte comment il a été trouvé dans un palais à Crémone , où il n'avait quasiment pas été joué, ce qui explique son excellent état. Le plus incroyable est que le piétement était toujours recouvert du cuir destiné à le protéger lors du transport à tel point que nous ne trouvions presque plus le piètement car il était caché sous le cuir".

Il y a également un Conrad Graf de six octaves et demi qui date de 15 ans plus tard, (1828), il a ceci de particulier : il dispose d'une seconde table d'harmonie au dessus des cordes afin d'améliorer le son. Le second piano de Graf (1831) avait originellement la même disposition, mais l'a malheureusement perdue maintenant. Il a également un ambitus de six octaves et demi et constitue l'ultime développement du piano avant l'introduction du cadre métallique. Cependant, le fond de ce piano possède des ouïes qui permettent au son de provenir également du bas de l'instrument.